Tristan prête sa plume au blog pour nous livrer son avis sur « Notre petite soeur », film de Kore-eda présenté en compétition au Festival de Cannes 2015 et sorti sur nos écrans le 28 octobre dernier.
Cette critique lui permet aussi de saluer la salle de cinéma Étoile Pagode, fermée jusqu’à nouvel ordre à l’heure où nous publions ce texte.
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Alors qu’Hirokazu Kore-eda fait figure d’habitué du Festival de Cannes – Yuya Yagira y a reçu en 2004 le prix d’interprétation masculine pour son rôle dans Nobody Knows et Tel père, tel fils y a été récompensé en 2013 par le Prix du Jury – Notre petite sœur, pourtant sélectionné en compétition officielle, n’a pas retenu l’attention des jurés réunis autour des frères Coen : peut-être une raison de plus, s’il en fallait une, de se pencher quelques instants sur un film pour le moins singulier.
Une petite sœur pour l’été
Aux funérailles d’un père qui les avaient abandonnées pour refaire sa vie avec sa maîtresse, trois sœurs, Sachi (Ayase Hakura), Yoshino (Nagasawa Masami) et Chika (Kaho) font la connaissance de Suzu (Suzu Hirose), leur demi-sœur née de la liaison adultère qui avait brisé leur famille une quinzaine d’années plus tôt. Elles invitent pourtant l’adolescente devenue orpheline à partager avec elles la maison traditionnelle dans laquelle elles vivent déjà toutes les trois.
Kamakura Diary
L’adaptation live de manga est au Japon un genre en soi qui emploie un personnel particulier et obéit à des conventions qui lui sont propres : Kore-eda s’y était d’ailleurs déjà essayé il y a quelques années en réalisant le peu convaincant Air doll. C’est pourquoi, en découvrant les premières minutes de Notre petite sœur et le quatuor de violons de Yoko Kanno, la compositrice-phare de l’animation japonaise, on ne peut s’empêcher de penser que pour acquérir les droits de Kamakura Diary, le roman graphique à succès d’Akimi Yoshida, le cinéaste a été contraint de se plier aux exigences d’une industrie qui se soucie plus du nombre d’entrées que de la qualité.
Comme dans la plupart de ce type de productions, le cinéaste construit de fait son exposition en sacrifiant la vraisemblance psychologique de ses personnages, et en particulier des deux cadettes de la famille, à l’humour, dans le cas de Chika, et dans celui de Yoshino, à ce qu’il faut bien appeler du fan service. Les quatre sœurs semblent d’ailleurs n’y avoir valeur que de fonctions et pas plus de profondeur que des types : une sérieuse, une coucheuse et une blagueuse confrontées à l’arrivée d’une doucereuse, une intrigue certes efficace pour faire servir de fil conducteur à un manga mais bien ténue pour réaliser un long-métrage de cinéma.
La réalisation semble d’ailleurs si fidèlement reproduire, plutôt qu’adapter, les compositions et structures intrinsèquement hachées de la bande-dessinée d’origine qu’on en oublierait presque que l’on visionne le dernier Kore-eda. À voir tellement de clichés accumulées et tant de bonne humeur, on croirait même plutôt avoir affaire à la dernière production de l’Office de Tourisme de la cité balnéaire de Kamakura. Mais quand ce genre de clips dure rarement plus de cinq minutes, Notre petite sœur s’étend sur plus de deux heures : or c’est paradoxalement sur la durée qu’il réussit à emporter l’adhésion du spectateur.
Tel père, telles filles
Même s’il n’est, une fois n’est pas coutume, plus à proprement parler l’auteur de son scénario, Hirokazu Kore-eda n’en reste pas moins celui de son long-métrage : il intègre ainsi la trame générale du manga de Yoshida à la partie de son œuvre qui s’inscrit dans la tradition du film social japonais, que l’on appelle en Europe le shomingeki.
Après s’est formé à l’école du documentaire, le cinéaste s’est en effet, dès Maborosi, employé – tout en se permettant des escapades dans le cinéma de genre – à construire un cycle dans lequel il met en scène autant de familles qu’il existe de configurations possibles, que celles-ci se trouvent décomposées (Distance) ou déchirées (Still Walking) à la suite d’un décès, du fait de parents défaillants (Nobody Knows) ou simplement séparés (I Wish).
Or, comme pour répondre à tous ceux qui pensaient le cinéma de Kore-eda menacé par l’épuisement narratif, Notre petite sœur semble ouvrir, dans cet ensemble, une nouvelle séquence, comme une phase post-traumatique des récits d’enfance que le réalisateur a précédemment mis en scène : pour la première fois en effet le réalisateur envisage ce que sont devenus, une fois adultes, les bambins que leurs parents abandonnaient dans ces précédents films et en particulier le dernier, Tel père, tel fils, dont Notre petite sœur constitue le pendant ou plutôt, nous le verrons, le reflet inversé
D’ailleurs, même s’il se refuse par moments à établir des parallèles entre sa filmographie et sa vie personnelle, il faut à n’en pas douter concevoir cette évolution comme une nouvelle étape de son propre cheminement. De son propre aveu, il était ainsi, comme c’est traditionnellement le cas au Japon, cantonné à rester un fils tant que ses parents étaient encore vivants, c’est-à-dire jusqu’à 2008, et adoptait logiquement dans ses long-métrages le point de vue d’un enfant. Mais leur décès l’a contraint à devenir adulte puis en 2011, la naissance de son premier enfant à assumer le rôle de père : rien d’étonnant donc à ce qu’il en soit venu, dans une de ses chroniques familiales, à mettre en scène des enfants plus responsables que leurs parents, confrontés à la nécessité de subvenir aux lacunes des adultes quitte à renoncer à leur propre innocence.
Trois sœurs et demie
À l’opposé cependant de ce que tend à devenir le genre (notamment dans les derniers longs-métrages de Yōji Yamada), le shomingeki d’Hirokazu Kore-eda se distingue par son refus du drame. Le cinéaste a d’ailleurs choisi de faire débuter son film après la tempête qu’aurait pu constituer la mort du père et, de manière générale, de repousser hors-champ tous les événements qui auraient pu le contraindre au pathos. De même, plutôt que de soutenir artificiellement sa narration par des ressorts traditionnels, plutôt que de mettre en scène le conflit entre les trois sœurs et la nouvelle venue, il préfère filmer leur quotidien avec indulgence et compassion.
Car si dans le gynécée où elles vivent, ce « dortoir des filles » comme le dit Suzu, les sœurs se disputent à l’occasion, s’accusant mutuellement d’être impossibles à marier, leurs chamailleries ne portent que sur des peccadilles et sont systématiquement interrompues par l’une d’entre elles ou bien par l’une des figures secondaires qui apparaissent et disparaissent en arrière-plan. Un parti-pris qui explique sans doute pourquoi Notre petite sœur n’a pas réussi à alimenter la frénésie qui gagne chaque année la Croisette : pas de cri, pas de larme, pas d’excès et pas donc d’objet ni de polémique ni de scandale.
Il était trois sœurs
Les failles qui fissurent les murs de la vieille maison où vit la sororité ne filtrent en effet que dans les non-dits, dans les interstices de dialogues a priori anodins et la souffrance n’affleure qu’au détour de scènes d’une désarmante quotidienneté alors qu’on attend le train ou que l’on marche sur la plage. Dans Notre petite sœur, l’intrigue ne naît ainsi pas des scènes en elles-mêmes mais des relations qu’elles entretiennent entre elles : et ce n’est que leur succession qui met en évidence les douleurs tues, les sacrifices consentis, les frustrations réprimées.
Même les retrouvailles des trois sœurs avec leur mère partie elle aussi vivre avec un amant à Sapporo sans plus donner signe de vie ne déclenchent pas non plus l’une de ces scènes de dispute typiquement japonaises qui donnent tout son sel aux films de Shōhei Imamura. Il ne s’agit en effet pas pour les personnages de solder les comptes d’un passé douloureux mais d’éviter de céder de cette pulsion de répétition qui guette aussi bien l’aînée, qui entretient une relation avec un homme marié, que la cadette, qui papillonne d’amants en amants.
Et refusant le mélodrame et en choisissant d’inscrire ses personnages dans des plans qui restituent le caractère ineffable de leur vague à l’âme, de leurs peines de cœur mais aussi de leurs bonheurs et de leurs émois, Hirokazu Kore-eda n’en renoue rien moins qu’avec le cinéma de Mikio Naruse et de Yasujirō Ozu.
Le Dit de Kamakura
Ce n’est donc peut-être pas tant dans la tradition du shomingeki que Notre petite sœur s’inscrit que dans celle de l’œuvre fondatrice de la littérature japonaise, le Dit du Genji : comme en effet le roman prosimétrique de Murasaki Shikibu, la caméra enveloppante et caressante de Kore-eda parvient à nous à faire expérimenter une émotion si spécifique à la sensibilité japonaise qu’on n’y traditionnellement référence que par la formule japonaise mono no aware qui désigne la conscience intime et profonde de l’impermanence des choses.
Hirokazu Kore-eda n’a ainsi choisi de donner à son film le titre original du manga, 海街 Diary – qui peut se traduire littéralement Journal d’une ville en bord de mer – que pour mieux inviter son spectateur à la contemplation : il a d’ailleurs pris le parti, en tournant – après avoir consacré Still Walking à Yokohama – une année entière à Kamakura, de filmer au rythme des saisons et des métamorphoses de la nature, à restituer, sans ironie ni cynisme, la plénitude que permettent d’éprouver la cueillette des prunes, un feu d’artifice surprise sur la mer ou bien une balade en vélo sous une canopée de cerisiers en fleurs, de mettre en scène le plaisir d’aller chercher à la cave des bocaux d’eau de vie, de savourer des maquereaux frits, des toasts d’alevins frais ou encore un curry de calamar.
Le cinéaste n’aurait donc fait le choix d’une intrigue et de personnages simples qu’afin de pouvoir conférer à son film la dimension d’un apologue qu’il pourrait doucement nous conter : car s’il s’est tant appliqué à saisir l’évanescence du quotidien, c’est uniquement afin de nous inciter à « voir la beauté là où elle se trouve encore » comme le disent si justement deux personnages vieillissants. Pour Kore-eda comme pour tant de Japonais, le bonheur s’offre moins à ceux qui partent à la recherche du temps perdu qu’à ceux qui savent en saisir la fugacité.
Goodbye, Étoile Pagode
Même si le film n’a pas la noirceur des Trois sœurs de Tchekhov – pièce à laquelle l’intrigue fait irrémédiablement penser – la mort occupe de fait dans Notre petite sœur une place centrale : l’aînée des trois sœurs travaille ainsi dans un service de soins palliatifs, la cadette aide, pour le compte de la banque qui l’emploie, une voisine atteinte d’une maladie incurable à régler ses affaires tandis que la benjamine entretient une relation avec un alpiniste qui a perdu ses orteils lors d’une ascension et qui souhaite repartir au risque de ne pas revenir.
Mais comme le rappelait au début de l’automne, Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, dans l’imaginaire japonais, les défunts hantent bien moins les vivants qu’ils ne cohabitent au quotidien avec eux. Et si Hirokazu Kore-eda a filmé dans son long-métrage trois scènes de funérailles – une au début du film, une en son milieu et une dans de son épilogue – ce n’est pas pour enserrer ses personnages dans les rets de la mort mais afin de montrer au contraire qu’elle a partie liée avec la vie.
C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle l’Étoile Pagode a choisi de consacrer au film sa dernière avant-première : car cette salle, que son décor japonais rendait unique, a depuis début novembre fermé ses portes pour travaux. Peut-être s’agissait-il donc pour toute l’équipe de nous faire comprendre qu’ainsi que l’apprennent les personnages du film, les disparus survivent dans les souvenirs des moments heureux que l’on a partagés avec eux.
Tristan Isaac
Un film que j’ai manqué à sa sortie, il faut que je me rattrape.
Il n’a pas eu beaucoup de publicité… Moins que Tel père tel fils, son oeuvre précédente … Tu l’avais vu finalement ?
Oui, j’ai vu « Tel père tel fils », très émouvant !